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La transphobie psychiatrique et juridique

Contribution 1 au Groupe de travail N°6

Dans le cadre des rendez-vous inter-ministériels pour l'élaboration du plan de lutte contre les discriminations


Parcours des personnes trans : lutte contre la transphobie, rectification de l'état civil,
accès aux soins pour celles/ceux qui le souhaitent.


La transphobie psychiatrique et juridique


Naissance



Inventée par Karl Heinrich Ulrichs en 1860 (M. Foerster, 2012, p29) avec la théorie des Uraniens, classifiée par Kraff-Ebing en 1895 (M. Foerster, 2012, p32) dans son œuvre Psychopathia Sexualis, confirmée par Otto Weininger (M. Foerster, 2012, p33) : "La classification des êtres vivants en mâles et femelles apparaît insuffisante pour rendre compte de la réalité", hormonée par Eugen Steinach en 1910 (M. Foerster, 2012, p36) puis opérée pour la première fois par Magnus Hirschfeld dans l'Institut de Sexologie en 1912 (M. Foerster, 2012, p40), ce que je dénomme aujourd'hui la Transidentité a traversé depuis plus d'un siècle, différentes considérations en France.

L'âge d'or de la culture cabaret transgenre



Ce n'est qu'à partir des années 1950 avec Harry Benjamin, la médiatisation de la transition de Christine Jorgensen, la chirurgie du Dr Burou à Casablanca ainsi que les artistes au Carrousel ou Chez Madame Arthur, d'abord Coccinelle puis Bambi, que "l'âge d'or de la culture cabaret transgenre" (M. Foerster, 2012, p99) a pu débuter. Cette période qui a duré deux décennies a été les années libres des transitions, des hormones facilement achetables et les opérations dites de redétermination sexuelle . Ce n'est qu'après le mariage de Coccinelle à l'église le 10 mars 1962 "que la jurisprudence en France a bloqué les changements d'état civil jusqu'à la fin des années 1970" (M. Foerster, 2012, p92). Dès 1932, avec Agnès Masson, "la médecine française, bientôt de concert avec la psychanalyse, choisit dès le début le sceau de la pathologie" (M. Foerster, 2012, p53) puis avec Marc Alby en 1956 où il utilise le terme d'"erreur de la nature" (C. Chiland, 1997, p130). Considérés comme des "névropathes" (M. Foerster, 2012, p126) par les psychiatres, c'est en particulier avec Jacques Lacan puis avec les lacaniens que la transidentité sera psychiatrisée.

La réponse psychanalytique



En réponse au mariage de Coccinelle, le psychiatre et psychanalyste J. Lacan qualifie la transidentité de "délire pathologique" dans son texte Le séminaire... ou pire en 1972 et sera suivi par Mustapha Safouan en 1974 : "Le transsexualiste masculin tend à la castration réelle parce qu'il n'a pas subi de castration symbolique, dans la logique de la forclusion [...] C'est pour sortir de cette position que, confondant l'organe et le signifiant, il se débarrasse de son pénis; il refuse d'être le phallus pour accéder au désir. Il est, en ce sens, dans une position psychotique." (P. Mercader, 1994, p110). Marcel Czermak en 1982 souligne "que les transsexualistes ne sont pas plus convaincus d'être des femmes que d'autres psychotiques ne croient aux voix qu'ils entendent" (P. Mercader, 1994, p111). Quant à Catherine Millot, la première page de son essai Horsexe est éloquent : "Dans les couloirs d'un hôpital psychiatrique, il arrive que l'on croise d'étranges figures, telle une silhouette de catcheur en minijupe, flageolant sur des talons hauts, les joues bleues d'une barbe pourtant rasée de près et couverte de fond de teint. C'est Robert, transsexuel décidé, prêt à faire à l'occasion le coup de point pour les femmes du M.L.F, trop peu combattives à son gré. Robert est au bord du délire; quittant provisoirement le bordel où il officie d'ordinaire comme soubrette, il vient parfois trouver refuge à l'asile contre une menace de "dépression"." (C. Millot, 1983, p1).

Les freudiens ne sont pas en reste avec Agnès Faure-Oppenheimer qui ne laissent aux personnes transidentitaires que le choix de l'illusion ou du délire : "le transsexuel compte bien donner corps à cette illusion qui se rapprocherait alors du délire" (A. Faure-Oppenheimer, 1980, p91) et Colette Chiland, professeur émérite de l'Université Paris Descartes et membres du CECOS de Paris Cochin (Centres d'Etudes et de Conservation des Oeufs et du Sperme), dont la réputation n'est plus à faire : "des médecins proposent un traitement palliatif et non curatif, un traitement insensé pour répondre à une demande insensée" (C. Chiland, 1996, p46), ou bien une "atteinte aux fondements de la civilisation" (C. Chiland, 1997) ou encore "Même si l'on pense que le "changement de sexe" est une réponse folle à une demande folle, il existe, il est légal" (C. Chiland, 2003, p47), "Je continue de penser néanmoins que l'idée de changement de sexe est une idée folle" (C. Chiland, 2003, p73), ou encore lorsqu'elle dit "les chirurgiens ont le sentiment démiurgique de créer un être nouveau" (C. Chiland, 2003), et pour terminer avec Chiland : "J'ai compris que je m'étais laissé piéger par son aspect déconcertant, effrayant, non pas parce qu'il aurait été une caricature de femme, un travelo sans talent : il n'était rien, ni homme ni femme ; il attirait l'attention en se présentant comme un repoussoir à la relation. [...] Je me suis demandé comment il serait le plus plausible, en femme ou en homme. C'était indécidable ; il n'était rien." (C. Chiland, 2003, p116-117).

Patricia Mercader n'échappe pas à son contre transfert : "Pendant la première phase de mon travail, par exemple, alors que je rencontrais des femmes en demande de "changement de sexe", et par conséquent d'abord d'une mastectomie, je me suis aperçue un soir que depuis quelque temps je m'endormais les mains posées sur ma poitrine, comme pour la protéger. Depuis, je reste curieuse : qu'arrive-t-il de cette sorte aux autres chercheurs, aux médecins, aux juges, à tous ceux qui rencontrent des transsexuels ?" (P. Mercader, 1994, p271). Posons-nous, nous aussi, cette question.

Les magistrats contre le changement d'état civil et la condamnation européenne



Sur le plan juridique, c'est le 16 décembre 1975 que la cour de cassation publie un arrêt qui interdit aux personnes transidentitaires de changer d'état civil : "Le principe de l'indisponibilité de l'état des personnes, auquel l'ordre public est intéressé, interdit de prendre en compte les transformations corporelles ainsi obtenues" (Cour de cassation, 1975), l'arrêt ayant été rendu par une chambre et non en séance plénière, les tribunaux du fond pourront aller à l'encontre de cette jurisprudence. Cependant, la cour de cassation souhaite briser toute dissidence par quatre arrêts en 1990 : "Le transsexualisme, même s'il est médicalement reconnu ne peut s'analyser en un véritable changement de sexe". Comme l'analyse Georges-Michel Fauré : "le sexe juridique est déterminé par le sexe génétique ; un transsexuel même opéré ne peut acquérir génétiquement et donc juridiquement le sexe revendiqué" (G-M. Fauré, 1994, p191). Deux ans plus tard, la cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) condamne la France sous le coup de l'article 8 de la convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés Fondamentales (CESDH), il y a donc un revirement de la cour de cassation en séance plénière. Il est intéressant de noter que lors de la requête de B. c/ France, c'est la requérante qui a fait la demande de triple expertise.

La psychiatrie prend la relève de la psychanalyse



Suite à ce revirement jurisprudentiel, les réactions sont vives chez les lacaniens, Czermak et Frignet publie le 23 novembre 1993 dans Libération un article intitulé "Quel sexe voulez-vous ?" en accusant les institutions d'accéder à la folie transidentitaire. "Cette victoire inquiète les psychiatres et psychanalystes qui craignent qu'à terme le changement de sexe ne relève plus d'une maladie mentale et échappe à leur contrôle." (M. Foerster, 2012, p176). H. Frignet publie en 2000 un ouvrage intitulé "Le transsexualisme" où il déclare : "le transsexuel prétend pouvoir parler - en vérité - de sexe, à partir de l'assise de certitude que lui donnerait la connaissance du sien. Nous avons montré en quoi une telle position est soit folie - chez les transsexuels - soit duperie - chez les transsexualistes" (H. Frignet, 2000, p 149), un peu plus loin il continue : "il [le psychanalyste] lui incombe [...] de dire les impasses auxquelles aboutira tout traitement du transsexualisme" (H. Frignet, 2000, p153), encore un peu plus loin : "L'ignorance ou le déni de ces limites, dont les revendications du transsexualisme sont paradigmatiques, se traduisent dans leur transgression par des traitements qui favorisent et entretiennent à leur tour cette ignorance et ce déni" (H. Frignet, 2000, p154).

Un article des Annales médico-psychologiques de 1952 relate un cas de décès d'une personne trans suite à une leucotomie et à des électrochocs : "L... est soumis au traitement suivant : 20 comas insuliniques avec électro-chocs associés. Aucun résultat. En janvier et février 1947, 2° série de 31 comas avec électro-chocs associés, puis une 3° série de 34 comas avec électro-chocs associés. Non seulement on n'obtint aucune amélioration, mais l'état mental s'aggrava progressivement. [...] Une leucotomie est pratiquée le 10 mars 1949; dès que les trous de trépan sont forés, on constate une méningite séreuse légère avec, des deux côtés, une hypervascularisation corticale bilatérale. [...] Une cure de 40 comas est bien supportée par le malade. Le mutisme est absolu; le sujet ne mène plus qu'une vie purement végétative. En août 1950, 7 séances d'électro-chocs prolongés sont sans aucun effet. En janvier 1951, devant l'échec de ces divers traitements, on entreprend un traitement par électro-narcose à raison de deux séances par semaine. Les neuf premières séances se passent sans incident. Le 14 février, au cours de la dixième séance, à la troisième minute, syncope bleue (cyanose de la face); apnée irréductible et arrête du cœur; tentative de réanimation pendant trois heures. Le malade meurt 23 mois après la lobotomie." (L. Lemarchand et al, 1952). Au milieu du XXème siècle, nous en sommes encore à la préhistoire de la prise en charge médicale de la transidentité. Nous pouvons constater que depuis l'invention de Karl Heinrich Ulrichs jusqu'à la condamnation de la France par la CEDH, les médecins, psychiatres, psychanalystes n'ont cessé de considérer la transidentité comme une pathologie qu'ils doivent garder sous leur contrôle et jouant avec les patients comme un expérimentaliste pourrait jouer avec un rat de laboratoire : "Une psychothérapie chez les transsexuels primaires (les « vrais » transsexuels) ne modifiait pas le problème, pas plus d’ailleurs que les neuroleptiques, les électrochocs, et même la lobotomie." (B. Cordier, 1998). Les électrochocs ou la lobotomie seraient encore en 1998, une routine médicale ?

L'irréversibilité pour le changement d'état civil



Cette nouvelle jurisprudence de 1992 laisse encore une marge de manœuvre aux médecins qui désirent tant garder le contrôle de personnes qu'ils considèrent comme malades mentaux. Le deuxième arrêt de la cour de cassation de 1992 stipule que : "la réalité du syndrome transsexuel ne pouvait être établie que par une expertise judiciaire" (Cour de cassation, 1992). En plus de la stérilisation forcée que la justice camouffle sous le terme d'irréversibilité : "Cette notion est d'ordre médical et non juridique et, selon certains spécialistes, le caractère irréversible peut résulter de l'hormonosubstitution, ce traitement gommant certains aspects physiologiques, notamment la fécondité, qui peut être irréversible" (JO Sénat, 2010, p3373), il est à la discrétion du juge d'ordonner ou non une triple expertise. Marcel Czermak ne se gène pas pour déclarer : "On aurait tort de ne pas vouloir parfois se distraire. Une expertise de transsexuel demandant le changement d'état-civil nous en donne l'occasion lors de la lecture du jugement de l'affaire pour laquelle nous avions été commis" (Czermak, 1999)

Quand bien même Roseline Bachelot-Narquin, alors ministre de la santé a fait retirer les "troubles précoces de l'identité de genre" (Décret n°2010-125 du 8 février 2010) des critères d'admission des affections psychiatriques de longue durée dans un décret en date du 10 février 2010, à l'occasion de la journée IDAHO de 2009, le ministère aurait envoyé le même mois une lettre réseau non publique qui précise les consignes de saisie dans Hippocrate (application de l'Assurance Maladie) : "le Code CIM10 doit obligatoirement être F64". Le ministère de la santé renforce ainsi la légitimité des psychiatres a diagnostiquer quelque chose qu'ils ne savent pas diagnostiquer : "Devant la difficulté d'établir un statut nosographique, qui regrouperait tous les "cas" transsexuels, et rallierait toutes les positions théoriques, devant la mixité des tableaux psychopathologiques, et l'impossibilité à l'heure actuelle de déterminer une appartenance nosologique commune, la tentation de capituler est grande" (A. Sacco, 2003, p42), comme beaucoup d'autres psychologues, psychiatres ou psychanalyses, Adeline Sacco inventera une nosologie pour étoffer la nosographie psychiatrique. C'est par des artifices tels que celui ci que la transidentité est tombé sous le joug de la psychiatrie.

Aujourd'hui : les artifices juridiques pour maintenir la stérilisation



Forts de cette courte, mais édifiante revue de littérature, nous pouvons constater, encore aujourd'hui, qu'à la fois monde médicale et juridique dénient aux personnes transidentitaires le droit d'être ce qu'elles sont et les traitent comme des sous-humains.

S. dans son dossier à la CEDH, s'est opposée à se soumettre à la triple expertise. Les médecins ne pouvant plus avoir un pouvoir absolu sur nous, continuent leur transphobie sous couvert de la loi, et en invoquant leur toute puissance médicale, lors des ordonnances de triple expertise. En France, lors que nous commençons une transition, rapidement, nous entendons parler des expertises qui seraient en faite des viols ordonnés par le juge. A. témoigne d'une expertise avec un psychiatre : "Dans son examen le Docteur X.... utilise mon ancien état civil et le pronom personnel "il" me concernant", cette personne est une femme trans, A. continue avec l'expertise du gynécologue : "Il rentre un doigt dans mon vagin de façon brutale. J'ai le souvenir de repousser son bras". R. est aussi passé par une triple expertise et atteste, R. un homme trans : "Pour la partie psychiatrique, à peine entré dans le cabinet du médecin, ce dernier m'a demandé de lui montrer ma pièce d'identité, de la lui lire et de lui confirmer que ce que je lui lisais était bien une identité féminine". Ceci pour une expertise de changement d'état civil pour un homme trans ! R. continue : "5 ans se sont écoulés depuis, et il m'arrive encore fréquemment de me revoir, allongé sur une table gynécologique, avec la seule peur de ne pas obtenir mes papiers en accord avec mon identité de genre". Ces expertises abusives sont là pour prouver la stérilité du requérant, propos certifiés par le dernier arrêt de la cour de cassation le 7 juin 2012 : "pour justifier une demande de rectification de la mention du sexe figurant dans un acte de naissance, la personne doit établir, au regard de ce qui est communément admis par la communauté scientifique, la réalité du syndrome transsexuel dont elle est atteinte ainsi que le caractère irréversible de la transformation de son apparence [...] le certificat faisant état d'une opération chirurgicale effectuée en Thaïlande était lapidaire [...] que S. opposait un refus de principe à l'expertise ordonnée par les premiers juges [...] que le moyen n'est pas fondé" (Cour de cassation, 2012), "Selon la cour de cassation, l'expertise est nécessaire pour prouver l'irréversibilité de la chirurgie de réassignation effectuée en Thaïlande, par ce biais, la cour impose la stérilisation et vient renforcer les ordonnances de triple expertise." (Acthe, 2012)

En refusant, par principe, ces expertises, S. refuse aussi de prouver la stérilité et donc S. refuse que l'Etat français continue de fermer les yeux sur les pratiques de ses magistrats et des médecins qui font tout pour continuer de stériliser une population entière et de relayer à l'état de malades mentaux les personnes trans.

Trop souvent, nous entendons les médecins justifier leurs actes barbares en invoquant la thérapeutique, le bénéfice du patient, la réduction de la souffrance, et en vertu de cela, nous font endurer des "tests de vie réelle", repoussent les autorisations d'opération pour être persuadés que nous ne changerons pas d'avis, ce que nous pourrions appeler un découragement thérapeutique n'est rien d'autre qu'un acte dégradant, maltraitant. A croire que nous sommes là comme des sujets de fascination pour satisfaire leur curiosité ? Colette Chiland se défend de cette manière : "mais je ne suis pas un prescripteur d'interventions, je veux explorer avec lui ce qu'il est et laisser toutes ses possibilités ouvertes" (C. Chiland, 2003, p36), comment expliquer à ces médecins que s'ils ne prennent pas parti pour notre transition, ils en deviennent alors les bourreaux.

Quel est le problème avec cette fascination que nous suscitons chez certains, qui les poussent à avoir un comportement démiurgique ? Sont-ils à ce point ancrés dans le déterminisme biologique qu'ils ne peuvent pas nous voir comme des êtres humains ? Tous ceux qui s'opposent à nous feraient bien de lire l'article du psychologue Jean-Luc Swertvaegher qu'il conclut de cette manière: "Les trans nous apprennent que l'on peut penser les êtres humains sans le sexe, sans la sexualité" (J-L. Swertvaegher, ), autrement dit, comme des humains.

Sun Hee Yoon pour Acthe, Paris, le 26 septembre 2012


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