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Nous sommes des experts en discrimination

Après l’interdiction du changement d’état civil par la Cour de cassation en 1975 au motif de l’indisponibilité de l’état des personnes, la réaffirmation de cette interdiction en 1990 et 1991 par 5 arrêts de la Cour de cassation, puis la condamnation par la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) en 1992, la Cour de cassation se voit obligée de revoir sa copie en émettant une nouvelle jurisprudence. Cependant le changement d’état civil est toujours sous la condition de la persistance et l’existence du « syndrome transsexuel », une chirurgie stérilisante et une triple expertise humiliante et dégradante.

La France restera immobile sur cette question jusqu’en 2010 où une circulaire viendra introduire la notion d’irréversibilité de la transformation de l’apparence pour remplacer la stérilisation forcée. L’irréversibilité est un terme plus politiquement correct pour continuer de permettre aux magistrats d’exiger la stérilité pour accorder un changement d’état civil sans pour autant être condamnable par une cour supra étatique telle que la CEDH, tout du moins, c’est ce que les juges des cours du fond et de la Cour de cassation devaient penser.

Des histoires sur les triple expertises sont légions, le classique « prouvez-moi que vous êtes un homme, faites 10 pompes » ou alors « sauter sur place » ou bien encore la lecture de la carte d’identité avant le changement d’état civil pour bien signifier et faire dire à la personne trans quel est son sexe de naissance, et finalement le viol, car il n’y a pas d’autres mots pour cela. Une pénétration contre le consentement de la personne, cela s’appelle un viol. Un viol ordonné par un juge, un viol qui coûte 508 euros à la personne trans. Non seulement, il faut se faire violer et en plus il faut donner de l’argent à son violeur. Sans oublier l’incontournable prise de mesure, il ne faudrait pas que la personne trans n’ait pas un vagin de la bonne profondeur, alors mesurons la profondeur du vagin ainsi que la taille des petites et des grandes lèvres pendant la triple expertise afin de satisfaire la curiosité malsaine et voyeuriste de ces médecins. Ce médecin qui a, rappelons-le, le pouvoir d’accorder le changement d’état civil de la personne trans en rendant son avis d’expert. Un parcours trans semé d’embuche est encore trop facile, continuons de briser la volonté des personnes trans, faisons leur comprendre qu’il faut se soumettre à l’autorité médicale et juridique et ainsi nous aurons peut-être le droit, le privilège d’avoir un état civil conforme à notre genre.

Entre la maltraitance physique et psychique, les médecins ne sont pas non plus en manque à ce niveau, entre les lobotomies jusqu’à la mort de leur patient trans qui leur sert d’objet d’expérience et ces psychiatres qui s’amusent de voir souffrir les personnes trans et qui jouent avec elles en leur faisant miroiter le fameux « sésame » pour obtenir hormonothérapie, chirurgie et nouvel état civil. Nous, personne trans, sommes confrontées sans cesse, à l’instant même où nous nous déclarons trans, à une multitude de discriminations. Que ce soit les discriminations dans la vie privée, au sein de la famille, dans notre cercle d’amis, dans le milieu professionnel ou pendant les études, dans les institutions, dans les services, dans tous nos domaines de vie privée ou publique, nous faisons, irrémédiablement face à une quantité inimaginable de discriminations. Nous devenons des experts en discrimination.

En juin 2012, le législateur ajoute enfin « l’identité sexuelle » comme motif de discrimination. Nous pouvons légalement nous défendre pour transphobie. Quelle ne fut pas notre joie lorsque nous avons appris que nous pouvions enfin nous défendre devant la loi ! Ce n’est pas comme ce décret de février 2010 censé nous « dépsychiatriser », c’était plus un vrai déremboursement et une fausse dépsychiatrisation. Défendons-nous, faisons jouer la loi ! La première étape est de se reconnaitre comme une victime, alors que 85% des personnes trans se déclarent être victimes de discriminations, seulement 3% osent aller porter plainte. Porter plainte lorsque nous n’avons pas le bon état civil, est-ce simple ? La réaction des représentants de l’autorité publique est loin d’être bienveillante à l’égard des personnes trans et de nombreux témoignages démontrent que porter plainte lorsque nous sommes trans est bien plus compliqué. Trop souvent, pour porter plainte, il faut encore accepter de se faire discriminer par un représentant de la loi. Allez, ce n’est qu’un mauvais moment à passer, un de plus, nous ne sommes plus à cela près, après tout, ne sommes-nous pas les experts en discrimination ?

La loi est belle, elle permet à la France de se hisser un peu plus haut dans la liste des pays qui luttent contre les discriminations, cela permet à la France de dire combien elle se soucie des personnes trans. En réalité, il est quasiment impossible de prouver que nous avons été victime d’une discrimination transphobe. Peu importe, la loi n’a pas été faite par des gens qui se soucient vraiment du sort des personnes trans, la loi est faite par des gens qui n’auront pas à l’utiliser. Pour ces personnes-là, l’esprit de la loi est tout ce qui compte, ils pourront ainsi redorer le blason de leur parti politique et cocher la case des droits LGBT dans leur programme pour les présidentielles futures.

Nous arrivons enfin aux arrêts de la Cour de cassation du 7 juin 2012 et du 13 février 2013, en chambre simple, la Cour de cassation entérine le fameux mot « irréversible » et continue d’imposer l’exigence du « syndrome transsexuel ». Les disparités de traitements entre les juridictions perdurent, le changement d’état civil est inlassablement soumis à l’arbitraire du juge et aux humeurs du Procureur de la République, la domiciliation de complaisance va bon train et les bonnes adresses de tribunaux de grande instance s’échangent sur forums et autres sites web.

La société a beau évoluer, le monde a beau avancer, la France demeure impassible, la Cour de cassation fait de la résistance jusqu’au bout et prouve combien elle veut enfermer les personnes trans dans une procédure de changement d’état civil contraignante, humiliante, dégradante, onéreuse, longue et contraire aux droits humains.

A l’aube d’une nouvelle condamnation par la CEDH, des députés socialistes déposent une proposition de loi sur le changement d’état civil en septembre 2015. Loin de satisfaire nos revendications, elle a le mérite d’exister, de refaire vivre la question du changement d’état civil. Peut-être que le législateur va enfin prendre ses responsabilités et s’occuper de rendre aux personnes trans des droits fondamentaux dont elles sont privées. Sommes-nous heureux de cette nouvelle ou bien méfiants, ce n’est pas la première fois qu’une tentative législative existe pour inscrire dans le droit la possibilité du changement d’état civil.

Les associations sont invitées à débattre, à exposer leurs revendications, nous rencontrons, Erwann Binet, député de l’Isère, il y a aussi Pascale Crozon, députée du Rhône, et bien évidemment Michèle Delaunay, députée de la Gironde. Rappelons que Michèle Delaunay avait déposé une proposition de loi pour le changement d’état civil en 2011. Les associations s’unissent autour d’une plateforme de revendications communes. La proposition de loi n’entrera pas dans l’hémicycle en revanche, un amendement sera déposé dans le cadre du projet de loi Justice du XXIe siècle. Cet amendement reprendra plusieurs éléments de la plateforme de revendications des associations, malgré cela le changement d’état civil sera toujours judiciarisé et partiellement médicalisé. Les associations se séparent ensuite en deux groupes, celles qui sont contres et celles qui sont pours. Chaque groupe possède ses soutiens respectifs.

Cependant le Gouvernement ne l’entend ainsi et ajoute trois sous amendements qui renversent l’amendement des députés socialistes. C’est sous nos yeux effarés que les députés socialistes félicitent le Gouvernement et votent ces sous amendements malgré l’appel de Sergio Coronado, député des français établis hors de France, au rapport de force après avoir rappelé les engagements qu’ils avaient pris auprès des associations.

L’unanimité des associations ainsi que l’ensemble de leur soutiens s’élèvent et dénoncent ce nouveau texte, l’article 18 quarter section 2 bis du projet de loi Justice du XXIe siècle.

Le débat entre les associations et les députés socialistes va porter sur l’interprétation du texte du projet de loi. Dans une interview Erwann Binet se dispense de l’interprétation du texte par les associations et défend une « révolution ». Il va donc s’ensuivre une réponse de la part des associations appuyées par des juristes et avocats spécialistes du sujet.

Au tournant de l’histoire des droits des personnes trans, au milieu des réformes de nombreux pays sur le changement d’état civil, et à l’aube d’une nouvelle condamnation par la CEDH, la France semble persister à judiciariser et médicaliser à outrance le changement d’état civil. En dépit du fait que l’esprit du projet de loi Justice du XXIe siècle est à la simplification du droit, seules les personnes trans se voient opposer le principe de l’indisponibilité de l’état des personnes.

Les députés vont probablement tenter, le 7 juin prochain, dans une ultime rencontre avec les associations de les convaincre de l’interprétation du texte par leurs juristes, dont nous ne connaissons pas les noms, ou bien de nous mettre devant le dilemme du tout ou rien. Soit nous acceptons ce texte soit nous restons dans la situation jurisprudentielle actuelle pour des décennies.

Comment leur dire, que nos juristes considèrent que cette loi va inscrire la situation actuelle dans le droit, comment leur dire que même si nous acceptons cette loi, il ne faudra pas compter sur la Cour de cassation pour venir stabiliser la jurisprudence en notre faveur. Cela fait des décennies que la Cour de cassation fait tout ce qu’elle peut pour nous priver de nos droits fondamentaux ! Comment leur faire comprendre qu’entre nos avocats et nos juristes qui nous défendent depuis des années, qui nous accompagnent dans nos démarches, qui nous soutiennent dans nos moments difficiles, ces spécialistes des droits des personnes trans qui affrontent depuis des années les jugements et les interprétations de la loi et de la jurisprudence par les juges des TGI, et d’autre part, des juristes dont nous ne connaissons même pas les noms, des juristes qui écrivent des lois mais qui ne s’en servent pas, des juristes qui ne connaissent pas la réalité du terrain, nous avons fait notre choix. Nous avons fait le choix des gens en qui nous avons confiance, des gens qui nous défendent contre les discriminations.

Après tout, comment peuvent-ils comprendre ce que nous vivons, ce que nous avons traversé, ce que nous avons enduré, tout ce que nous avons souffert. Faut-il l’écrire, le dire, faut-il hurler que ce n’est pas parce que nous partons de très loin, que nous avons énormément souffert, que nous nous contenterons d’une loi à minima, d’une loi qui manque de courage, d’humanisme et de volonté. Ou bien doit-on tristement se rendre à l’évidence, comme le démontre la manœuvre grossière d’HES, que le PS cherche à marquer des points dans les droits LGBT pour le bilan des présidentielles futures.

Nous sommes devenus des experts en discrimination.

Sun Hee Yoon pour Acthé, le 2 juin 2016